Libération de la Provence et de Pertuis : une tranche de vie inoubliable pour Robert J. Franklin, alias "Doc Joe" - Pertuisien.fr, la vie à Pertuis (84)


Libération de la Provence et de Pertuis : une tranche de vie inoubliable pour Robert J. Franklin, alias "Doc Joe"






Lorsque débute l'Opération Dragoon, le 15 août 1944, Robert Joseph Franklin, alias "Doc Joe" (27 ans) appartient au 157ème Régiment d'Infanterie de la 45ème Division US.

Voilà deux ans déjà qu'il a entamé la rédaction d'un journal illustré de quelques photos. Comme la plupart des soldats, quel que soit leur camp, il n'était préparé ni à la guerre, ni à ses horreurs. Et, en tant que toubib, il n'était pas davantage formé à traiter les blessures de guerre. Très vite, il apprendra à se débrouiller avec les moyens du bord.

Avant d'être enrôlé par l'armée, sans emploi et sans le sou, il avait obtenu un job de technicien apprenti auprès de l'Associeted Press. "De quoi manger pendant un an", précise-t-il. A présent, c'est lui qui écrit et témoigne, une façon comme une autre de "tenir le coup" et de prendre une certaine distance par rapport à tout ce qu'il est amené à vivre. Son récit sera publié en 2006 - l'année où il mourra, sous le titre "Medic ! How I fought World War II width morphine, sulfa, and iodine swabs". Littéralement : "Toubib ! Comment j'ai combattu la Seconde Guerre Mondiale avec de la morphine, des sulfamides et des tampons d'iode".

Ci-dessous, quelques photographies et extraits de ce récit (trois ou quatre pages consacrées à Pertuis et à ses habitants) - traduits librement, mais en respectant l'esprit du texte.

Depuis St-Maxime, non loin du lieu de notre débarquement sur la côte méditerranéenne, nous avons serpenté vers l'Ouest dans le Sud de la France, traversant ou contournant une centaine de villes ou villages jusqu'à notre arrivée à Pertuis, située plus ou moins au Nord de Marseille. C'est ici que nous eûmes notre première vraie pause-repos.

Nous sommes le 20 août 1944. Lorsque la Jeep du poste de secours se gare place Jean Jaurès, il lui semble que c'est la population pertuisienne tout entière qui vient à leur rencontre. Que d'excitation ! Nous étions les premiers Américains qu'ils voyaient, et leur accueil fut incroyable. Ils donnaient le ton de ce qu'allait être notre expérience sur le sol français.

Pour moi, c'était comme un retour à la maison. J'ai aimé la France. J'ai aimé ses habitants. Plus d'un an passé en Sicile et en Italie m'avait rendu froid, insensible. Et je suis incapable d'expliquer le changement qui s'était opéré en moi.

Notre poste de secours fut installé dans une sorte de grange-garage située sur la place. On nous invita dans les foyers. Je fus logé au deuxième étage d'une maison modeste ; un jeune couple avec bébé me proposait un lit. Ils étaient émerveillés par les rations K (*) que je leur ai offertes, surtout la boîte de café frais, que nous avions en quantité. Ils n'avaient pas bu de café durant les cinq années de l'occupation allemande. Quand ils en eurent réchauffé quelques uns, ils utilisèrent le marc encore et encore jusqu'à ce que l'eau n'ait plus de couleur. Mais ils ne savaient que faire du lait en poudre apporté pour le bébé ; je leur ai montré comment le mélanger à de l'eau.

Les deux années de français au lycée me revinrent peu à peu, mais je devais être entendu comme un véritable étranger car je ne me souvenais que du temps présent des verbes. Mon vocabulaire était très limité, cependant je pouvais saisir l'essentiel de ce que me disaient les gens s'ils parlaient lentement. Je fus fréquemment appelé comme interprète lorsque le Capitaine Irving Teiltelbaum (**) n'était pas dans les parages. Il parlait couramment le français, l'italien, et l'allemand à travers ses dialectes suisses.

Le premier sergent Smith, à présent lieutenant, était cantonné dans une maison proche de la mienne. Quand il fut invité à dîner, il m'appela pour traduire, et je fus invité au repas.

Notre hôte était un fermier aisé jusqu'à la prise de contrôle par les Allemands. Son épouse et lui avaient une fille d'une vingtaine d'années, un fils d'environ seize ans, et une petite fille de trois ou quatre ans. Ils semblaient avoir de la nourriture en abondance. L'entrée, dont je pensais que c'était le plat principal, était un chou cuit avec des petits morceaux de porc ; un chou qui avait un goût tel que je n'en avais jamais dégusté. C'était divin. De fines tranches de boeuf furent ensuite servies, accompagnées de légumes, de pain français et de vin rouge. Le dessert était préparé à l'eau de vie ; ce fut le feu dans les entrailles.

Ayant vécu sept ans dans un orphelinat, une famille attablée pour le repas était pour moi l'image du paradis. La soeur aînée, Michelle, me paraissait si belle que j'en restais bouche bée. Elle me transforma de Mister Hyde en Docteur Jekyll. La haine pour les Allemands m'avait rendu tellement méchant ; elle empoisonnait mon système. Je n'avais pas réalisé quelle sorte d'être j'étais devenu de par cette haine. Lorsque je retournai au poste de secours, le Capitaine Teiltelbaum et les autres furent tellement surpris de ma transformation qu'ils ne pouvaient pas croire que je fusse le même homme. Je ne le pouvais pas moi non plus.

Le lendemain, Harold Smith emmenait notre hôte visiter ses vergers qu'il n'avait pas eu l'occasion de voir depuis quelques mois. Michelle les accompagnait, et moi aussi, en tant qu'interprète. L'endroit se situait à quelques
miles à l'extérieur de la ville, et après que nous fûmes descendus de la Jeep pour un tour d'horizon, le père voulut revoir d'autres de ses possessions. Smith le conduisit, tandis que Michelle et moi restions sur place. Elle dit "Promenade avec moi" (en français dans le texte). Alors que nous nous promenions aux alentours du verger, elle me prit la main. Il me semblait merveilleux qu'une fille veuille me prendre par la main. Nos gestes n'allèrent pas au-delà ; elle était si nette, et moi si sale. Mes vêtements ne sentaient pas la rose ; je ne les avais pas lavés depuis le départ d'Italie. Michelle ne semblait pas y prêter attention. Bien qu'elle m'y invita, nous n'avons pas fait l'amour. J'étais engagé envers une fille splendide qui m'écrivait tous les jours. Je ne pouvais pas lui être infidèle.

Pertuis avait une cathédrale
(sic) du quatorzième siècle. Michelle me fit rencontrer le prêtre en charge des lieux. Comparée à nos missions californiennes âgées de deux cents ans, que nous considérons comme anciennes, ce fut comme une sorte de révélation de l'antiquité.

Michelle me donna une photo d'elle avec son frère et sa petite soeur, et un petit livre de poche intitulé "Plaisirs et peines de l'amour". J'ai toujours gardé les deux, mais mon français n'a jamais été suffisant pour pouvoir lire le livre...

Pertuis était typique des nombreuses petites villes que nous avons libérées. Populations locales et des régions environnantes enthousiastes, réjouies du fait que les Allemands soient partis. Beaucoup d'hommes avaient envie de se joindre à nous pour chasser les Allemands. Comme nous progressions à travers la France avec des pertes, on leur donna des armes et des munitions. Ils firent preuve de beaucoup de courage au combat. Même des enfants âgés de douze ou treize ans à peine voulurent nous rejoindre, mais leur première rencontre avec l'artillerie allemande les terrorisa. Nous les renvoyâmes à la maison.

Lorsque nous restions suffisamment de temps dans un village ou une ville, nous faisions connaissance avec les crieurs. Il n'y avait pas de journaux, et toutes les informations arrivaient par la voix du crieur qui déboulait sur la place du village à vélo. Il battait un petit tambour pour ameuter la population avide de nouvelles. Je ne sais pas quelles étaient ses sources, mais il lisait une liasse de papiers, avec un coup de tambour à la fin de chaque sujet. Ensuite, il repartait en pédalant vers le village suivant.


De retour aux Etats-Unis, Robert ne tarde pas à retrouver sa fiancée Betty, qu'il épouse le 4 août 1945. Durant les soixante années qui suivirent, il ne se passa guère de nuit sans qu'il se souvienne de la guerre et de ses camarades disparus. "Parfois, au milieu de la nuit, je pleurais pour eux. Je n'ai jamais pleuré durant la guerre".

En 2001, son épouse tombe gravement malade et passe trois mois de convalescence à l'hôpital. Comme elle a peur de la solitude, Robert abandonne tout pour être à ses côtés tout le jour et parfois même certaines nuits. Elle finit par sombrer dans le coma.
La veille de sa mort, elle ouvrit les yeux et me regarda. Je lui demandai "Sais-tu qui je suis ?" Elle me répondit : "Oui, tu es Joe, mon mari". Elle retomba ensuite dans le coma et mourut le lendemain, 27 avril 2001 à 4h10 de l'après-midi.

Depuis, j'ai vendu la maison pour un bon prix, heureux de pouvoir ainsi offrir à chacun de mes trois enfants ce que je n'avais pas été en mesure de leur donner auparavant. Selon les docteurs, j'en ai encore pour un an ou deux. Cela ne m'inquiète pas. Je n'ai jamais eu peur de mourir et, à 88 ans, j'ai vécu assez longtemps


Ainsi s'achève le récit, publié en 2006.
Robert J. Franklin meurt l'année même de sa parution...

(*) La "ration K" : les rations quotidiennes se présentaient sous la forme de trois boîtes, étiquetées "Petit-déjeuner / Déjeuner / Dîner". La fois où j'en donnai une à un Français, il s'exclama : "Quelle organisation !" (en français dans le texte).

Les rations étaient composées de conserves aux substances mystérieuses et immangeables (à l'exception du fromage au bacon), une petite boîte contenant quatre cigarettes, une boîte d'allumettes, du papier toilette, un ouvre-boîte, du sucre en morceaux, une barre de chocolat, une enveloppe de limonade ou de chocolat en poudre, un sachet en aluminium de Nescafé (café soluble) et des biscuits. Les rations étaient doublement empaquetées, une boîte de carton léger dans une autre. La boîte intérieure était complètement enveloppée de parafine. En alimentant un feu de petits morceaux, une boîte permettait de réchauffer un gobelet d'eau chaude. L'autre utilisation principale de cette boîte était de pouvoir uriner lorsqu'on ne pouvait s'exposer hors d'une tranchée. On la remplissait et on la jetait à l'extérieur.



Gordon MacPhail et un autre soldat, Herman Erde, avec un petit compagnon à Pertuis, en France



Grande excitation dans le village de Pertuis, au Sud de la France, où nous eûmes notre première halte importante de la semaine après l'invasion du 15 août 1944. Nous étions les premières troupes américaines arrivées à Pertuis, et nous fûmes accueillis avec une hospitalité qui se reproduisit dans toute la France.



(**) Le Capitaine Irving Teiltelbaum, titulaire de diplômes d'universités européennes et américaines. Il parlait cinq langues, dont couramment le français. Un vrai bon vivant, plein de joie de vivre, qui avait constamment le sourire aux lèvres et qui était bourré d'humour. Il enchanta notre poste de secours jusqu'à ce que, à mi-chemin entre Pertuis et Rambervillers, il fut tué alors que les Allemands bombardaient notre poste. Il nous manqua beaucoup.


Michelle avec sa petite soeur et son frère. Elle devait avoir 18 ou 20 ans et était très jolie. Michelle - et le dîner avec sa famille - ont permis à l'homme psychotique vicieux et rempli de haine que j'étais alors de redevenir un être humain.





Robert “Doc Joe” Franklin (1917–2006)
a servi comme médecin dans le 157ème Régiment d'Infanterie de la 45ème Division
durant l'invasion de l'Europe au cours de la Seconde Guerre Mondiale
.


Pour mémoire : Chronique de la Libération de Pertuis par Jean-Jacques DIAS

Vidéo : Libération de Pertuis : le film


A voir aussi : Souvenir de la reconstitution 2011 à Pertuis (photos et vidéos)







Date de publication ou de dernière modification : le 19-08-2011 à 00h - Page consultée 4006 fois

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